« Face à la crise, les gendarmes ont trouvé le sens profond de leur engagement » : entretien avec le général Matthéos, commandant la gendarmerie de Nouvelle-Calédonie

  • Par le capitaine Tristan Maysounave
  • Publié le 01 novembre 2024
Le général Matthéos s'adressant à la presse.
© GEND/ SIRPAG/ MDC LAPOINTE

Le général Nicolas Matthéos commande la gendarmerie de Nouvelle-Calédonie depuis juillet 2022. Cinq mois après les émeutes qui ont éclaté sur le territoire, il dresse le bilan d’un engagement exceptionnel de la gendarmerie et évoque les perspectives d’avenir.

Le 13 mai 2024, des émeutes éclatent en Nouvelle-Calédonie en réponse au projet de révision constitutionnelle visant à mettre partiellement fin au gel du corps électoral habilité à voter aux élections provinciales. Particulièrement violentes, elles prennent la forme d’une insurrection et touchent tout le territoire, mais se concentrent surtout dans Nouméa et sa périphérie. Pas moins de 10 000 insurgés sont décomptés dans la ville de Nouméa (commune de 100 000 habitants placée sous la compétence de la police nationale) et dans sa périphérie (100 000 habitants vivant en zone de compétence de la gendarmerie nationale). Les six Escadrons de gendarmerie mobile (EGM) alors présents en Nouvelle-Calédonie sont rapidement renforcés. Une structure de crise conséquente est également constituée avec le concours de gendarmes de nombreuses unités de métropole. De 900 gendarmes initialement, les effectifs atteignent le chiffre de près de 4 000, dont 35 EGM. Le dispositif d’intervention spécialisée est renforcé à hauteur de 180 militaires, grâce à la projection d’effectifs issus du Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) et de ses antennes.  La réaction particulièrement rapide de la gendarmerie permet d’inverser le rapport de force et de reprendre progressivement le territoire.

Contrat rempli

« Nous avons tous compris que nous étions face à un mouvement insurrectionnel qui prenait ses racines dans les malentendus, les clivages et les maux de la société calédonienne. L’arrivée des renforts nous a permis de reprendre l’initiative.
Aujourd’hui, nous avons pu régler le plus gros problème, qui était le blocage de la route au niveau de la tribu de Saint-Louis. Depuis 40 ans, toutes les crises commencent et se finissent à Saint-Louis.
Cinq mois après le début des émeutes, il reste des points de blocage très isolés. Je suis plutôt optimiste, le contrat était que les négociations politiques puissent s’engager dans un territoire sous contrôle. Le contrat est rempli.
 »

 

Faire face aux décès de camarades

Les 15 et 16 mai 2024, deux gendarmes étaient tués dans l’exercice de leurs fonctions.

 

« Perdre des camarades constitue un moment terrible. Je considère que j’ai perdu deux de mes enfants. Les gendarmes ont perdu deux de leurs frères. Ce moment a été très difficile à vivre et nous a mis à l’épreuve. Ces drames nous ont également donné l’occasion de mesurer nos responsabilités immenses devant nos gendarmes en tant que chefs, car certaines missions peuvent se solder par la mort. Ils conduisent à des moments d’examen de conscience pour tous les chefs, à tous les niveaux.
Ce qui montre aussi la force de la gendarmerie, c’est que si personne n’oubliera jamais ces deux camarades, la mission a continué avec encore plus de force. Nous nous sommes tous dit, et moi le premier, que nous devions être dignes de leur sacrifice. 
»

Les vertus de la crise

« La crise a des vertus, révèle les caractères et soude les rangs, aussi bien au sein de la gendarmerie qu’avec nos autorités d’emploi locales et nos partenaires. En tant que responsable de l’ordre public, le Haut-commissaire de la République a joué un rôle éminent dans l’organisation de la riposte et a témoigné en permanence de sa confiance absolue envers la gendarmerie. Nous avons également été en liaison constante avec le procureur de la République et le procureur général, avec lesquels nous avons défini la stratégie d’attrition judiciaire, qui était la solution pour rétablir l’ordre. Nous avons pu compter sur leur appui permanent. Avec la police nationale, confrontée à la même violence, nos relations ont été empreintes de solidarité et d’entraide. Nous avons pu appuyer leur action dans des moments décisifs. Nous avons également vécu une relation exceptionnelle de confiance et d’appui avec les Forces armées en Nouvelle-Calédonie (FANC). Les armées ont joué un rôle essentiel dans notre montée en puissance. Nous n’aurions pas réussi sans elles. Nous avons vécu des moments difficiles, mais côte à côte, dans une totale confiance. Je souligne en particulier le rôle des médecins et des soignants militaires, mais aussi du Régiment d'infanterie de marine du Pacifique – Polynésie (RIMaP-P), qui nous a accueillis, et des pilotes, qui ont permis, de nuit comme de jour, les projections nécessaires aux succès tactiques. Les moyens de déblaiement des armées ont été la condition de la réouverture des routes. Le général Latil, commandant supérieur (COMSUP) des FANC, a été un véritable frère d’arme dans cette crise.

Pendant la crise, la gendarmerie a écrit de très belles pages, où notre engagement a trouvé tout son sens. Je pense à cette femme, qui a accouché à bord d’un véhicule de service, ou encore à la Section aérienne de la gendarmerie (SAG), qui a livré des poches de sang et du lait à des familles de nourrissons prématurés. Je pense à tous ces naufragés de la crise, que nous avons protégés, rassurés et parfois recueillis. Après le décès de nos deux camarades, nous avons aussi vécu de très beaux moments, des marques d’amitié de la population, qui nous montraient que la vie était plus forte. Notre devise, pour la population, par le gendarme, a trouvé tout son sens. »

 

La pertinence du modèle gendarmerie

« Je crois que la gendarmerie a démontré tous ses savoir-faire dans une situation particulièrement difficile. Elle a prouvé sa capacité à faire face à une crise et à mettre en œuvre la première condition incontournable, la logistique. Le génie de la gendarmerie est de disposer de ce corps de soutien constitué de militaires et de personnels civils qui s’engagent à 100 %. La première victoire a été une victoire logistique, grâce à leurs compétences et à leur état d’esprit. Ils ont été exceptionnels et ont créé les conditions de la réponse opérationnelle et de la montée en puissance. Je veux leur rendre hommage. Je me souviens de nos mécaniciens civils qui, épuisés, prenaient quelques heures de repos à même le sol de l’atelier, de nos logisticiens qui ont traversé des barrages hostiles en s’exposant, de tant d’autres qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes. »

 

« De manière générale, je suis profondément admiratif de tout ce que la gendarmerie a pu faire et de la résilience et de la robustesse de nos gendarmes, de nos familles. Le GIGN n’avait pas rencontré de situation aussi difficile depuis des années. Ils ont obtenu des succès dans des conditions extrêmement complexes. De même, la gendarmerie mobile a résisté malgré ses 550 blessés. Elle a toujours su avancer et ne jamais perdre le terrain conquis. Cette subdivision d’arme a été remarquable dans l’effort. La gendarmerie territoriale, menacée et même attaquée à plusieurs reprises, est restée fidèlement enracinée à son territoire, en s’appuyant sur ce qu’elle avait pu capitaliser comme contact avec la population. Au plus fort des événements, nous avions des contacts avec tout le monde, ce qui nous a permis de surmonter cette crise avec succès. Dans les zones exposées, les familles ont été mises en sécurité à Nouméa, mais les gendarmes sont restés, remplissant continuellement la mission de protection des personnes et des biens. Plusieurs unités ont été attaquées, parfois très durement : là encore, la réaction des gendarmes a été admirable. »

 

« Faire face à des conditions exceptionnelles d’adversité, garder le cap, maintenir notre présence et reconquérir le terrain. Il n’y a que la gendarmerie qui est capable d’affronter une crise aussi violente, de rétablir l’ordre public républicain par un emploi de la force totalement maîtrisé, tout en gardant, partout, le contact avec la population. »

La gendarmerie, un modèle pour la société calédonienne

« La gendarmerie est un modèle pour la société calédonienne, je le revendique. Nous avons des gendarmes calédoniens qui viennent de tous les horizons et qui sont unis par le service commun, les valeurs de notre gendarmerie, les valeurs de la République. Il existe une très forte fraternité calédonienne au sein du Commandement de la gendarmerie de Nouvelle-Calédonie (COMGEND-NC), qui enrichit nos rangs et contribue à la cohésion de tous les gendarmes qui servent sur le territoire. »

 

« Historiquement, notre gendarmerie est profondément ancrée dans le paysage calédonien grâce à des relations apaisées, malgré des épisodes très tourmentés. Nous nous appuyons sur des liens historiques. Avant, en tant qu’officiers d’état civil, les gendarmes accompagnaient la population kanak de la naissance à la mort, et des liens forts se sont tissés. Ces liens sont restés vivants. J’en veux pour preuve la pratique du geste coutumier par les gendarmes nouvellement affectés, qui est une marque d’humilité et de respect. Ailleurs, nous entretenons également des relations de pleine confiance avec les « Broussards », héritiers des colons et des bagnards, marqués par une histoire douloureuse. Nous avons aussi cette mission de les écouter, de les rassurer et d’être à leur service pour garantir leur sécurité. Des chefs coutumiers, mais aussi des personnalités de la Brousse, m’ont dit un jour “Vous, les gendarmes, vous faites partie de la famille, parce que vous avez souffert avec nous”. Cela montre que cette relation va encore plus loin que la simple reconnaissance de la légitimité de notre action : il y a ce lien fort, nourri au fil des générations et renforcé par les épreuves traversées ensemble.
Dans les zones plus urbaines, qui connaissent une très forte croissance démographique, la gendarmerie s’efforce également d’être au plus près des populations. C’est un vrai défi au regard de la métamorphose rapide de ces zones.
Ce que nous avons pu faire ces derniers mois au profit de la population calédonienne va encore renforcer notre légitimité. La gendarmerie apporte de la stabilité et construit des ponts entre les uns et les autres. Les gendarmes ont un peu le rôle de juges de paix, de force de stabilisation. À certains endroits, leur enracinement et leur connaissance parfaite de la population ont permis d’éviter ce que tout le monde redoutait, c’est-à-dire un basculement vers une guerre civile.
 »

 

La vision d’un chef opérationnel

« Me concernant, je suis issu du recrutement direct. À la sortie d’école, j’ai rejoint la gendarmerie mobile en tant que commandant de peloton, avant d’occuper le poste de commandant d’escadron de sécurité routière. En 2004, j’ai été affecté à Nouméa afin de prendre les fonctions de commandant de compagnie. Je connaissais donc bien la Nouvelle-Calédonie. J’ai servi en tant que chef d’état-major à La Guadeloupe de 2014 à 2017. J’ai également commandé le groupement de gendarmerie départementale de Saône-et-Loire pendant la période des gilets jaunes et du COVID-19. En 2021, j’ai rejoint le COMGEND-NC au poste d’adjoint, avant d’en devenir le chef. Entre ces différents postes, j’ai également servi à plusieurs reprises en administration centrale. J’ai donc eu plusieurs métiers en gendarmerie, et j’avais déjà dû faire face à des crises de toute nature, au Kosovo, à La Guadeloupe, en Corse et sur le territoire hexagonal. La formation initiale et morale d’officier, les expériences que j’ai pu connaître et les compétences que j’ai acquises, notamment en matière de planification et de conduite des opérations, ont constitué des atouts essentiels dans la gestion de la crise en Nouvelle-Calédonie. Finalement, les officiers de ma génération et des suivantes sont devenus de vrais experts dans la gestion des crises. Il faut sans aucun doute nous y préparer, techniquement et moralement, car cette évolution de notre métier va encore s’accentuer.

Ici, le chef opérationnel qu’est le COMGEND doit définir la stratégie, commander la manœuvre, mais aussi vivre la vie des gendarmes qui s’exposent pour remplir leur mission. C’est donc normal qu’il s’engage sur le terrain dans le maintien de l’ordre, dans les opérations compliquées et sensibles. Comment comprendre une situation et commander sans être sur le terrain ? Et puis la dimension du contact, avec les élus, mais aussi avec des chefs coutumiers, a été essentielle, en particulier dans la résolution de Saint-Louis. De manière générale, pour bien commander, et à plus forte raison pour bien commander en période de crise, il ne suffit pas de connaître son territoire, il faut le pratiquer dans toutes ses dimensions, je dirais même, il faut l’aimer, l’avoir épousé. »

Servir en Nouvelle-Calédonie

« Servir en Nouvelle-Calédonie, c’est assumer complètement ce que doit être un gendarme, en étant à la fois proche de la population, courageux, vaillant et prêt à se dépasser. Bien que la situation puisse être difficile pour le gendarme comme pour sa famille, je considère que c’est une expérience exceptionnelle. La crise a renforcé notre cohésion et a permis de prouver toute la robustesse de la gendarmerie. Je crois que le gendarme qui sert en Nouvelle-Calédonie trouve le sens profond de son engagement. Il sort grandi d’une expérience qui va le marquer profondément. »

L’avenir de la Nouvelle-Calédonie

« Il est aujourd’hui difficile de prédire l’avenir. Ce qui est certain, c’est que la gendarmerie va consentir tous les efforts nécessaires pour maintenir cette stabilisation durement acquise. Les négociations politiques qui démarrent supposent que le territoire soit sous contrôle, ce qui est le cas. Nous avons à conserver des renforts aussi longtemps que nécessaire. Nous avons beaucoup appris de cette crise. Nous avons proposé la création d’une structure permettant à l’état-major d’être mieux armé. Cette crise nous donne également à réfléchir sur la nature d’un COMGEND, dans la mesure où les outre-mer sont le théâtre de crises fréquentes et d’une intensité élevée.

Aujourd’hui, la Nouvelle-Calédonie subit une crise économique qui nous inquiète. Le territoire est confronté à une crise minière inédite, à une crise sociale ainsi qu’à une crise sanitaire, car de nombreux médecins sont partis après les émeutes. Le tissu économique a été suffisamment détruit pour que ces craintes soient justifiées. J’ai fixé aux gendarmes comme objectif de protéger les mines qui fonctionnent encore, les industries du Grand Nouméa, les petits commerces et les chaînes d’approvisionnement. Nous apportons également une attention particulière aux éleveurs, qui sont déjà dans une situation difficile. Le contrôle de zone qui est maintenant en place sur tout le territoire vise à protéger, à rassurer et à dissuader, pour éviter la reprise d’une crise. Il y a une très forte attente de sécurité de la part de la population calédonienne, nous y répondons. »

 

Le point de vue de Louis Le Franc, Haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie

Retour progressif à une vie normale

« Nous sommes désormais dans une situation de sortie de crise. Bien que le couvre-feu ait été prolongé jusqu’au 4 novembre 2024, l’objectif est de remplir toutes les conditions pour en sortir. Nous n’en sommes pas loin. Je maintiendrai néanmoins l’interdiction du transport d’arme. Ma volonté est de rétablir progressivement une vie normale. »

 

Rupture du vivre ensemble et crise économique

« Mon souhait est de conserver des renforts suffisants en forces mobiles jusqu’à la fin de l’année. Il faut être très prudent sur le désengagement des forces, car les 10 000 émeutiers sont toujours là. Par ailleurs, l’insurrection a créé des clivages communautaires conséquents. Le territoire fait désormais face à une rupture importante du vivre ensemble qui sera longue à cautériser. Aujourd’hui, la Nouvelle-Calédonie est confrontée à une crise minière. De nombreux emplois sont menacés. 5 000 emplois ont disparu dans le Nord, ce qui a entraîné le déplacement de populations vers Nouméa. La province sud s’est également appauvrie. Le territoire connaît un taux de chômage très important. La phase de reconstruction va nécessiter des moyens financiers conséquents. La priorité sera de reconstruire les écoles. »

 

L’engagement de la gendarmerie

« Le statut militaire des gendarmes favorise leur rigueur ainsi que leur retenue. Nous avons empêché une guerre civile. Nous aurions pu avoir beaucoup plus de morts ou de blessés, mais les gendarmes mobiles ont limité leur réponse au strict nécessaire. Napoléon disait que “la guerre est avant tout une arme d’exécution”. Les gendarmes mobiles maîtrisent parfaitement l’exécution, ce qui a permis une amélioration de la situation chaque jour. Le peu de victimes est lié au professionnalisme des gendarmes et à leur capacité à encaisser les coups. La gendarmerie est constituée d’hommes et de femmes disciplinés, qui ont le sens de l’État. Ils sont capables d’agir en milieu urbain comme en milieu rural, ici en brousse. En tant que Haut-commissaire de la République, je leur témoigne toute ma reconnaissance. »

 


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