Éric Émeraux : « la traque est mon métier »
- Par Pablo Agnan
- Publié le 04 septembre 2020
Éric Emeraux, ex-patron de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCH), tout juste retraité, dévoile le 3 septembre son premier ouvrage, « la traque est mon métier ». L’occasion de revenir sur un parcours et une personnalité atypique. Portrait.
« Hora Fugit, stat jus » ; le temps passe, la justice demeure. Une devise, marquée au fer rouge, comme un rappel, ou plutôt, une épée de Damoclès au-dessus de la tête des criminels de guerre et autres génocidaires. Traquer ces individus, tel est le dévolu de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCH).
Un nom à la résonance désormais internationale, notamment depuis l’arrestation le 16 mai dernier du présumé grand argentier du génocide rwandais, Félicien Kabuga, après 25 ans de cavale. Il s’agit en réalité, d’un fait d’arme parmi tant d’autres. Quelques mois plus tôt, en janvier de la même année, les enquêteurs de l’office interpellaient à Marseille Majdi Nameh, une ex-porte-parole et haut responsable du groupe Jaych Al-Islam, (littéralement, l’armée de l’islam N.D.L.R), soupçonné d’actes de tortures, de disparitions forcées, d’enrôlement d’enfants-soldats et de crimes de guerre en Syrie.
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D’autres noms provoquant l’effroi s’ajoutent au tableau de chasse de l’office, tels que Mario Sandoval, ex-policier argentin soupçonné d’avoir participé à plus de 500 faits de meurtres, tortures et séquestrations pendant la dictature militaire, qui a duré de 1976 à 1983 , ou bien encore Patrice-Edouard Ngaïssona, leader anti-balaka et patron du football centrafricain, soupçonné d’avoir commis ou aidé à commettre des crimes de guerre et crimes contre l’humanité dans l’ouest de la Centrafrique entre septembre 2013 et décembre 2014.
Les chasseurs de génocidaires
Si ce sacerdoce amène les enquêteurs de l’OCLCH à travailler aux quatre coins du globe, leurs bureaux, eux, ne reflètent pas l’immense responsabilité confiée à la vingtaine de gendarmes qui composent cet office. Logés tout près de la porte de Bagnolet, dans l’Est parisien, ils nichent dans un immeuble de pierre jaune, dont certaines sont noircies par les gaz d’échappement émis par les nombreux véhicules qui longent les anciennes fortifications de Thiers. Construit en forme de U, ce bâtiment vieux d’une centaine d’années est aussi austère qu’impressionnant. Pour accéder aux locaux de l’office, il faut d’abord passer à travers un tout aussi imposant portail de fer forgé noir, pour se retrouver ensuite dans une petite cour pavée. Une porte en bois, certainement aussi vieille que l’édifice lui-même, permet d’accéder au quatrième et dernier étage, là où sont coincés les militaires de l’OCLCH.
A leur tête, le néo-retraité de la gendarmerie, le colonel Éric Emeraux. Depuis 2017 jusqu’à ce mois de d’août, il coordonnait la traque de génocidaires et criminels de guerre depuis un bureau exiguë de la capitale, situé au quatrième étage de cet immeuble martial. Assis derrière un mobilier en bois ciré, l’officier paraît moins imposant que son palmarès pourrait ne le laisser supposer. Mais lorsqu’il se lève, l’homme de 57 ans dévoile sa vraie stature : grand et élancé, ses cheveux légèrement grisonnants sont impeccablement tirés en arrière. Une légère barbe de trois jours vient s’effacer sur une mâchoire en forme de diamant.
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Sous le feu des projecteurs depuis l’arrestation de Kabuga, l’ex-colonel dégage un charme certain, se traduisant par un sourire enjôleur, doublé d’une certaine nonchalance qui ne fait que renforcer son élégance. À le voir ainsi, surtout en tenue « civile », personne ne pourrait soupçonner qu’il chasse des individus ayant commis les pires atrocités ; mais les pancartes posées contre le mur derrière son bureau témoignent de la violence bestiale à laquelle il doit faire face : des crânes humains entassés comme de vulgaires babioles dans un magasin de déstockage, ainsi qu’une affiche des génocidaires Tutsi encore en cavale.
Du vert au bleu
Traquer ces criminels de guerre est presque une vocation pour Éric Emeraux. Vosgien d’origine, il débute sa carrière non pas en bleu mais en vert, au 7ème bataillon de chasseurs alpins. Affecté aux unités de recherches humaines, il effectuait, déjà à l’époque, du renseignement et de l’infiltration loin derrière les lignes ennemis. Mais en 1992, alors que la guerre de Bosnie-Herzégovine éclate, il n’a pas l’occasion de faire parti du contingent français de Casques bleus, car il vient de faire un autre choix, celui de rejoindre la gendarmerie.
Dès sa sortie de l’École des Officiers de la Gendarmerie Nationale (EOGN), en 1994, il prend le commandement de l’escadron de gendarmerie de Pamiers (09). Un an plus tard, ce passionné des cymes reviendra à ses premiers amours, en prenant le commandement d’un peloton de gendarmerie de haute montagne dans les Pyrénées avant de diriger, trois ans plus tard, sa première compagnie, à Annecy.
Une fonction qu’il occupera pendant trois années avant de retourner sur les bancs de l’école pour passer un master de droit, spécialisé dans la lutte contre la délinquance et les déviances. Il délivrera en parallèle ses connaissances à l'EOGN pendant encore trois ans, avant de changer de spécialité et de région : en 2004, il prend le commandement de la section de recherches de Montpellier, et ce, pour une durée de cinq ans puis devient le conseiller police judiciaire de la région de gendarmerie Rhône-Alpes.
Du siège de Sarajevo à celui de patron de l’OCLCH
Puis vient l’année 2012, où une nouvelle affection vient complètement chambouler et sa carrière et son état d’esprit. Il quitte la France pour poser ses valises à Sarajevo, dans une Bosnie-Herzégovine qui se relève d’une guerre civil particulièrement féroce (1992-1995). Son poste d’attaché de sécurité intérieure l’amène à rencontrer toute une génération marquée par les combats, la faim et les massacres.
« Quand vous vivez dans une société qui a vécu une guerre civile, vous vous rendez compte de son impact sur les âmes et les esprits. Voir les horreurs de la guerre dans le petit écran est une chose, et les vivre dans les faits en étant au contact de ceux qui ont souffert, en est une autre. »
Cette expérience l’amène logiquement, lors de son retour en France, en 2017, à prendre la direction de l’OCLCH. La structure est encore jeune, mais les premiers dossiers judiciaires, eux, sont lourds, très lourds : « Mon premier déplacement, c’est le Rwanda. » Un pays dont le nom est tragiquement associé au génocide de près d’un million de personnes en moins de trois mois, au milieu des années quatre-vingt-dix. Un poids dans l’histoire que ne semble pas effrayer le néo-retraité : « Je n’ai pas eu d’appréhension à traiter ce dossier, notamment grâce à mon expérience en Bosnie. Là-bas, j’ai déjà vu et entendu beaucoup de récits tragiques. »
En parlant de ces récits, l’ex-colonel fait notamment référence au massacre de Srebrenica. En 1995, des unités de l'Armée de la République serbe de Bosnie (VRS), placées sous le commandement du général Ratko Mladić, appuyées par les escadrons de la morts Scorpions, assassinent 8 372 civils bosniaques musulmans en six jours. L’enquête qui avait permis d’identifier plusieurs responsables des massacres, avait été menée par Jean-René Ruez, un commissaire de police français et proche d’Éric Emeraux.
Des affaires qui laissent des traces
Plusieurs années après la fin de ses investigations, le commissaire divisionnaire restait hanté par les massacres, comme il le confiait au journal Le Monde en 2008 : « J’ai été monomaniaque de Srebrenica. Je ne parlais que de cela, je n'avais plus de vie sociale, plus de famille. C'était une non-vie. » Ces dossiers ultra-violents impliquent nécessairement une charge émotionnelle très forte et peuvent vite tourner à la monomanie. Pour éviter de sombrer dans l'obsession, Éric Emeraux a trouvé ça méthode :
« Je me considère un peu comme un chirurgien. Lorsqu’il doit opérer un individu, il ne cherche pas à savoir s’il a mal ou non. Il va réaliser un acte technique dans le but de guérir. Nous (l’OCLCH), c’est pareil : notre objectif, c’est de démontrer la responsabilité d’un individu ou pas et rétablir les victimes dans leurs droits. »
Cette technique reste imparfaite, comme il le confesse lui-même : « Je ne dis pas être hermétique à ce genre d’affaire car ce n’est pas possible. » Alors pour « décompresser », ce jeune retraité se plonge dans la composition musicale, chose qu’il affectionne particulièrement. « Quand j’étais petit, je voulais être musicien, mais on m’a dit qu’artiste, ce n’est pas un métier », rigole-t-il. Des sons d'électro mélodique, mélangeant de la techno et d’un peu de house, dont certains sont imprégnés d’une influence balkanique. Comme quoi le travail n’est jamais loin.
L’autre moyen pour Éric Emeraux de s’évader, c’est l’écriture, comme en témoigne son premier ouvrage « la traque est mon métier », paru le 3 septembre aux éditions Plon. « Je voulais témoigner du travail que nous faisons ici, justifie-t-il. Je voudrais que les Français comprennent qu’ont fait ce travail parce que nous ne souhaitons pas que des individus ayant commis le pire puissent profiter largement de l’état français et vivre au crochet de tout le monde et surtout, qu’ils doivent rendre des comptes. »
Désormais consultant indépendant et auteur, le colonel Emeraux se concentre sur l’écriture d’un deuxième livre, « plutôt un roman sur le thème des crimes de haine et crimes contre l’humanité » confesse-t-il en souriant.
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