Comment les techniques d’investigation numériques ont-elles révolutionné le métier d’enquêteur ?

  • Par Pablo Agnan
  • Publié le 13 juillet 2022
Veille numérique par un technicien du centre de lutte contre les criminalités numériques (C3N) de l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IGCGN).
© Gendarmerie/SIRPA/F.GARCIA

Sans se substituer aux méthodes conventionnelles, les techniques d’investigation numériques sont désormais omniprésentes dans toutes les enquêtes criminelles, voire délictuelles. C’est particulièrement vrai dans les services chargés de la lutte contre la pédocriminalité.

Ils sont en première ligne dans une guerre qui fait de plus en plus de ravages. Les enquêteurs spécialisés dans la répression de l’exploitation sexuelle des mineurs sur Internet font face à une explosion de la pédopornographie en ligne : « plus 6 000 % de signalements en dix ans », selon Ylva Johansson, la commissaire européenne aux Affaires intérieures.             

85 millions de fichiers pédopornographiques signalés en 2021

Le 11 mai dernier, cette dernière s’est alarmée face à la multiplication des contenus illicites sur le Web, à l’occasion d’une conférence de presse dédiée à la lutte contre la pédopornographie. Selon la Haute fonctionnaire, 85 millions de vidéos et de photos à caractère pédopornographique ont été signalées à travers le monde, rien que pour l’année 2021.

Parmi ces fichiers, se trouvaient certainement ceux diffusés sur le Dark Web par un couple suspecté de viol sur leur fils de trois ans. Les investigations, qui ont permis d’interpeller les deux individus, ont été en partie menées par un groupe d’enquêteurs du Commandement de la gendarmerie dans le cyberespace, le COMCyberGEND, chargé de la répression des atteintes aux mineurs.

À la tête de cette unité depuis presque deux ans, se trouve l’adjudant Jérôme. Spécialisé dans la répression de l’exploitation sexuelle des mineurs sur Internet depuis 2014, le sous-officier est un professionnel de l’investigation numérique. C’est d’ailleurs lui qui forme les enquêteurs sous-pseudonyme, chargés de réaliser des cyber-infiltrations.  

Cette technique est la plus utilisée par les gendarmes pour lutter contre l’exploitation sexuelle des mineurs sur Internet. Autorisée par le droit français depuis 2007, elle consiste à se « faire passer pour un mineur et donner rendez-vous au pédocriminel », résume l’adjudant Jérôme.

Le sous-officier est peu volubile sur la question et il sera difficile d’en savoir plus. La raison de ce mutisme est simple : pas question pour le gendarme de dévoiler l’étendue de son savoir-faire. Pour lui, ce motif est avant tout d’ordre sécuritaire. « Nos techniques évoluent, mais celles des pédocriminels également. »

Dans cette course à l’innovation, les militaires peuvent malgré tout compter sur des technologies de pointe : « Nous disposons de machines qui surveillent les flux de données partagées par les programmes. » Elles permettent de repérer les contenus illicites, grâce à un système de tag. Cette technique de veille automatique est couplée à une plus classique, effectuée par les enquêteurs eux-mêmes, sur les Clear, Dark et Deep Web.

« 90 % de nos dossiers sont issus d’enquêtes d’initiative », reconnaît d’ailleurs l’adjudant. L’une d’entre elles avait, par exemple, permis, au début de l’année 2021, d’identifier un individu qui indiquait vouloir abuser sexuellement de sa belle-fille mineure. Dans l’urgence, l’unité du sous-officier a utilisé toutes les techniques d’investigation cyber pour identifier le mis en cause, avant son passage à l’acte.

Parmi la pléthore de procédés employés, se trouve l’enquête en sources ouvertes (OSINT). Cette technique consiste tout simplement à recueillir et à analyser de l’information obtenue à partir d’une source publique, comme les réseaux sociaux. C’est ce que les militaires appellent « réaliser un environnement complet du suspect ». « Nous nous servons des informations disponibles sur les Clear, Deep et Darkweb, communiquées par le mis en cause et son entourage, afin de l'identifier formellement et d'entrer en contact avec lui », précise le sous-officier.

Une coopération tous azimuts

Cette pratique de l’enquête en sources ouvertes a vu sa notoriété exploser depuis le début du conflit en Ukraine, en particulier chez les civils ne relevant pas d’une institution. « L’avantage de l’OSINT, c’est que c’est accessible à tout le monde. » Mais dans le cadre de l’exploitation sexuelle des mineurs sur Internet, cette technique peut se révéler à double tranchant. En septembre 2020, via un article du Parisien, la gendarmerie nationale alertait sur les difficultés levées par les « chasseurs de pédophiles » indépendants.

Le fait de recueillir des identités sur les réseaux sociaux n'est que le début d'une enquête. C'est ce qu'on appelle notre saisine. Elle lance une procédure, à laquelle il faut ajouter la réalisation d'un environnement complet sur la cible, l'organisation des perquisitions et l'exploitation du matériel numérique, les gardes à vue et l'instruction. Le temps passé sur la cyber-infiltration est infime et si jamais le début est bancal, s'il se révèle déloyal, l'intégralité de la procédure sera cassée ou utilisée par la Défense des accusés. Donc, on s'expose à travailler pour rien et cela peut alerter les présumés pédophiles.

Mais l’exemple soulevé par le quotidien francilien permet d’apporter un éclairage intéressant sur l’OSINT. Il s’agit d’une pratique communautaire, qui repose sur l’entraide entre les aficionados. Il en est de même dans la communauté cyber judiciaire. « Dans ce domaine, la coopération a toujours été fluide entre les acteurs chargés de la répression de l’exploitation sexuelle des mineurs sur Internet », insiste l’adjudant Jérôme.

Sur le plan technique, par exemple, si les gendarmes développent eux-mêmes leurs propres outils, il leur arrive d’utiliser ceux fournis par d’autres institutions et forces de police européennes, comme Europol, et parfois même par des acteurs privés. « Dans ce milieu, il y a des pépites qui se développent très vite. Le nombre de contacts avec les différentes parties prenantes est innombrable, et absolument nécessaire. »

Pas une baguette magique

Des contacts qui ne se limitent pas à la communauté cyber. Pour le sous-officier, la réussite d’un dossier repose sur « la conjugaison de techniques d’enquête cyber et classiques. » En janvier 2021, il détecte près d’une vingtaine de personnes partageant du contenu d'exploitation sexuelle de mineurs sur Internet, toutes domiciliées sur l’île de la Réunion. Une interpellation simultanée de ces auteurs a été réalisée 11 mois plus tard, en coordination avec l'ensemble des forces de l'ordre présentes sur place, police comme gendarmerie.

Une réussite rendue possible grâce à la combinaison des méthodes d’investigation numériques et conventionnelles. Car si les techniques d’enquête cyber ont permis de développer la force de frappe investigatrice de la gendarmerie, elles n’en restent pas moins qu’un complément au travail de terrain. « Ce n’est pas une baguette magique », insistait Margaux Duquesne, ancienne journaliste et fondatrice de l’agence Millenium Investigation, à l’occasion d’une conférence dédiée à l’OSINT, lors du Forum international de la cybersécurité (FIC).

D’autant que la preuve numérique n’est pas forcément comprise par tout le monde. « Certains magistrats sont mieux formés que d’autres », admet l’adjudant Jérôme. Lors de ses enquêtes, le sous-officier fournit un gros effort de pédagogie pour que les autorités judiciaires comprennent bien le sens de son travail. « Sur nos procès-verbaux, on ajoute des annotations explicatives », précise-t-il, à titre d’exemple.

Si les techniques d’investigation cyber constituent des armes redoutables pour les enquêteurs, il faudra donc encore du temps avant qu’elles soient admises et comprises par tous. Mais en attendant, elles restent les seules options à la disposition des gendarmes dans la lutte contre la pédopornographie.

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