Orientations et réponses apportées aux défis sécuritaires et migratoires dans les Balkans

  • Par le commandant Céline Morin
  • Publié le 30 août 2022
Le colonel Philippe Gangloff (au centre de la photo).
© SSI Bosnie-Herzégovine

En poste en Bosnie-Herzégovine en qualité d’Attaché de sécurité intérieure (ASI), depuis le 1er juillet 2020, le colonel Philippe Gangloff explique les défis sécuritaires et migratoires dans les Balkans, une thématique également abordée à l’occasion du second colloque de la Direction de la coopération internationale de sécurité (DCIS).

Attaché de sécurité intérieure (ASI) en Bosnie-Herzégovine depuis le 1er juillet 2020, le colonel Philippe Gangloff n’en est pas à sa première expérience internationale, ni dans les Balkans d’ailleurs. Fort de deux missions en Opérations extérieures (OPEX), d’abord au Kosovo en 2004, puis en Bosnie-Herzégovine en 2009, puis d’un séjour à l’ambassade de France à Berlin, de 2013 à 2017, en qualité d’ASI adjoint, il signe avec ce poste à Sarajevo sa quatrième expatriation. L’officier explique ses missions et les axes d’effort à poursuivre dans ce pays connu pour sa relative instabilité.

Votre compétence en qualité d’Attaché de sécurité intérieure (ASI) s’étend-elle au-delà des frontières de la Bosnie-Herzégovine ?

Certains ASI ont en effet un agrément d’autorité pour des pays autres que celui où ils sont en résidence. Ce n’est pas mon cas. Ma compétence se limite à la Bosnie-Herzégovine, et en soi cela suffit largement, car l’organisation administrative du pays, dont découle l’architecture policière, est relativement complexe. À l’état central, s’ajoutent ainsi trois entités : au nord et à l’est, la République serbe de Bosnie, ou Republika Srpska (RS), unitaire et centralisée. Au centre et à l’ouest, la Fédération de Bosnie-Herzégovine (FBiH), elle-même fédération décentralisée de dix cantons. Enfin, au nord, le District de Brčko, qui possède un statut spécial d’autonomie et de neutralité. D’où une multiplicité d’interlocuteurs dans le cadre de ma mission, c’est-à-dire pas moins de dix-huit directions de police ou de services de forces de sécurité intérieure, ce qui implique de consacrer un temps conséquent pour construire et entretenir un bon réseau de contacts ; un temps d’autant plus important que la Bosnie-Herzégovine est un pays de montagne, où les délais de déplacement peuvent être très longs. Mais il faut passer par là, car en Bosnie-Herzégovine, rien ne vaut le contact humain direct pour construire une relation ; les Balkaniques y sont très attachés. Autant dire que la pandémie a mis entre parenthèses ce volet relationnel, ainsi qu’un grand pan de la coopération technique. De fait, au bout de deux ans de présence, je n’ai pas encore pu établir de contacts directs avec tout le monde. Aujourd’hui, les activités et les relations ont repris leur cours, même si la crise sanitaire n’est pas totalement derrière nous. Dans le pays, la priorité est ailleurs.

Longtemps en proie aux conflits, guerres, tensions inter-ethniques et instabilité politique, la péninsule des Balkans semble aujourd’hui connaître une période d’apaisement, aussi fragile puisse-t-elle être. Cette histoire et cette propension à l’instabilité imposent-elles une vigilance et une action particulière de la communauté internationale, et plus particulièrement de la France ?

Absolument. Historiquement, la zone des Balkans, parfois qualifiée de poudrière eu égard aux conflits qui en jalonnent l'histoire, semble toujours avoir une certaine propension à l’instabilité, même si les observateurs avisés n’envisagent pas de nouvelle guerre, les paramètres n'étant pas les mêmes que ceux du début des années 90.

La situation actuelle découle des accords de Dayton, signés le 14 décembre 1995 à Paris, qui ont mis fin à la guerre en consacrant les frontières de l’état bosnien, tout en instaurant un système de gouvernance tripartite complexe. La difficulté tient au fait que l’on se trouve en présence d’un état central relativement faible face aux gouvernements des entités qui jouissent d’une large autonomie. Mais là encore, il y a un déséquilibre entre la Republika Srspka, qui possède un gouvernement solide, avec des institutions très centralisées telles qu’on les connaît, et la Fédération de Bosnie-Herzégovine, où malgré les élections qui se sont tenues il y a trois ans, ils ne sont pas parvenus à former de gouvernement. La situation est plus ou moins figée ainsi depuis près de 26 ans.

Actuellement, le climat se retend un peu en raison des nouvelles élections générales qui se tiendront le 2 octobre prochain, ce qui suscite un regain d'attention de la communauté internationale.

Au regard de ce contexte géopolitique interne et régional, il faut donc rester vigilant, car il y a toujours des risques de dérapage d’un point de vue sécuritaire. Le détachement français de l’EUFOR s’est d’ailleurs renforcé avec une composante renseignement.

Ce sont des éléments d'ambiance que je rassemble dans le cadre de ma veille informationnelle et que je fais remonter régulièrement à la DCIS et par voie de conséquence aux autorités françaises.

Même si ces questions relèvent davantage du volet diplomatique, en tant qu’ASI, je participe également aux réunions avec l’ambassadrice et les autres services, notamment le service extérieur et la conseillère militaire de l’ambassade, pour faire un point sur la situation dans le pays, de manière à ce que nos autorités respectives soient informées du mieux possible. Il pourrait y avoir un retour en sécurité intérieure, c’est pour cela qu'il faut regarder la situation de manière transverse et maintenir cette veille informationnelle et cette prise de pouls auprès de nos partenaires.

Cette zone géographique est également la source ou la voie de transit d’un certain nombre de trafics. Quelles sont les priorités qui vous occupent ?

À notre prise de fonction en tant qu'ASI, nous rédigeons un plan d’action pour la période de notre mandat, en phase avec celui de l’ambassade, qui comprend également un volet sécuritaire.

Plusieurs thématiques majeures en ressortent concernant la Bosnie-Herzégovine. Tout d'abord, la lutte contre le terrorisme et la radicalisation, qui reste une constante qu’il ne faut pas perdre de vue, car la Bosnie-Herzégovine, pour les Balkans, a tout de même fourni l’un des plus gros contingents de combattants terroristes étrangers en Syrie ou en Irak, dont certains sont toujours là-bas. On parle de centaines d'individus. En lien avec les forces de sécurité locales et les autres services compétents, nous assurons le suivi de la mouvance et des liens avec la France. C'est une question de retour en sécurité intérieure, en liaison avec les services spécialisés.

Il y a également toute la sphère de la criminalité organisée, avec en premier lieu le trafic de stupéfiants et le trafic des êtres humains au travers notamment des migrants, de la mendicité forcée et du « pickpocketing », sans oublier le trafic d’armes. Mais il s’agit pour ce dernier davantage d'un trafic de fourmi, c'est-à-dire quelques armes qui partent régulièrement. Là aussi, on collecte des informations pour alimenter les services français compétents.

Des priorités que l’on retrouve dans le plan d’action propre aux Balkans du ministère de l’Intérieur, déclinant lui-même une stratégie interministérielle dédiée.

La Bosnie est aussi au cœur d’un double défi migratoire : d’une part l’émigration d’une frange de sa population, et d’autre part la pression migratoire irrégulière, principalement en provenance du sud et en direction de l’Europe occidentale. Quelle est votre analyse de la situation ?

Les perspectives économiques et d’emploi en Bosnie-Herzégovine font qu’une partie de la population, notamment les jeunes, cherche effectivement à émigrer, et ce de manière tout à fait légale, pour trouver du travail ailleurs, notamment dans les pays d’Europe qui expriment des besoins de main-d’œuvre, comme l’Allemagne, où la présence d’une importante diaspora bosnienne facilite d’ailleurs leur installation. Il faut savoir que le salaire moyen s’élève ici à 450 euros.

En revanche, la Bosnie-Herzégovine est un pays de transit des flux migratoires irréguliers à destination des pays de l’espace Schengen. Ce sont des routes bien identifiées, notamment par la Direction centrale de la police aux frontières (DCPAF) au niveau de la France. L’une d’elles arrive de Turquie, passe par la Grèce, avant de traverser l’Albanie et le Monténégro, jusqu’en Bosnie-Herzégovine. Mais le pays voisin, la Croatie, ayant mis en place des moyens très conséquents, cette route s’est récemment déviée plus au nord, par la Bulgarie, la Hongrie, la Serbie, pour rejoindre la Croatie.

Un autre flux qui n’est pas anodin arrive directement de Turquie, dont les ressortissants n'ont pas besoin de visa pour entrer en Bosnie-Herzégovine. Ils sont ainsi des milliers à pénétrer sur le territoire, avant de s’évaporer dans la nature. Nous avons eu plusieurs affaires impliquant de petites filières, familiales ou bien établies, de transit ou de récupération de migrants à la frontière pour les conduire en Europe, et notamment en France.

À la fin du mois de juillet 2022, le service des étrangers bosnien, qui enregistre les migrants interceptés par les forces de l’ordre, comptabilisait 10 350 entrées sur le territoire depuis le début de l'année. Les centres d’accueil en hébergent actuellement 1 600 à 1 700 et on estime à près de 500 le nombre de migrants vivant dans des jungles comme le Calaisis, à proximité de la frontière.

La plupart des arrivants disent avoir l'intention de demander l'asile, ce qui leur donne un sursis de 15 jours, et au final, très rares sont ceux qui le sollicitent, préférant poursuivre leur route, seuls ou pris en main par des réseaux bien structurés ou plus ou moins artisanaux, ou encore aidés par des locaux qui voient là une manne financière.

Par le biais des contacts avec les services partenaires, nous obtenons régulièrement des informations concernant les différents réseaux en place, que nous faisons remonter à nos autorités de tutelle.

À titre personnel, je trouve que la Bosnie-Herzégovine, malgré les difficultés, le contexte actuel et des moyens limités, continue de faire des efforts sur cette problématique, de parfaire son dispositif de surveillance des frontières, d’interception, d’accueil, mais aussi d’expulsion.

Le 4 août 2022, un ressortissant croate a été arrêté à la frontière, alors qu'il s'apprêtait à entrer en Croatie avec 30 migrants turcs cachés dans son poids lourd. Dimanche 14 août, la Bosnie-Herzégovine a procédé, de sa propre initiative et sur ses moyens propres, à la première expulsion forcée de migrants illégaux pakistanais. Même s’il ne s’agissait que de deux personnes, ils ont envoyé un signal fort et clair à la communauté internationale sur leurs capacités, mais aussi un message en interne, parce que les deux migrants expulsés ne s'étaient pas fait remarquer positivement le temps de leur présence sur le territoire.

Avec l’entrée prochaine de la Croatie dans l’espace Schengen, qui fera de la Bosnie-Herzégovine le dernier pays, ou dernier rempart, avant l’espace Schengen, nous devons rester vigilants et poursuivre nos efforts pour appuyer les autorités bosniennes dans leur lutte contre les filières d’immigration irrégulière et le trafic d’êtres humains, et ce au bénéfice de la France, et plus largement de l'U.E., vers laquelle sont dirigés les flux migratoires. Plusieurs actions sont en cours par mon intermédiaire, en lien avec les services français, pour voir comment notre pays peut accroître et ajuster son aide.

Le conflit en Ukraine a-t-il accentué certaines problématiques ?

Le déclenchement du conflit en Ukraine a surtout réveillé les fantômes du passé, fait remonter les mauvais souvenirs du début de la guerre ici, il y a 31 ans, ainsi qu'une certaine peur au sein de la population au regard de la proximité relative de la zone de guerre. En revanche, je ne pense pas que les conséquences sur le volet criminel soient déjà visibles, même si certains, comme Europol, anticipent déjà les trafics d'armes en provenance de la zone de guerre. En termes migratoires, les chiffres font état de quelque 300 réfugiés ukrainiens, qui n'ont fait que transiter par le pays.

Pour l'instant, le conflit en Ukraine suscite surtout notre attention et celle de la communauté internationale au regard des conséquences géopolitiques potentielles sur fond de lutte d'influence de la part de la Russie et de la Serbie. Des ressortissants bosniens sont d’ailleurs allés se battre en Ukraine, la problématique étant de savoir de quel côté, car leur choix pourrait être fonction de l’entité constitutive et du peuple constitutif auxquels ils appartiennent. C’est là toute la complexité de ce pays. Cette problématique concernant les combattants volontaires est commune à d'autres pays.

Au cœur de tous ces défis, quel est votre rôle en tant qu’ASI ? Quelles ont été vos principales réalisations ?

La préoccupation des Services de sécurité intérieure à travers le monde est bien sûr de contribuer au retour en sécurité intérieure sur le territoire français, et plus largement dans le périmètre de l’U.E., par l’instauration d’échanges fluides avec les différentes autorités et la mise en place d’actions de coopération spécifiques aux problématiques locales. Mais pour y parvenir, il faut commencer par instaurer un lien de confiance à travers des échanges réguliers et directs, expliquer ce qu’est le réseau des ASI et ce qu’il est en mesure de faire, sensibiliser nos services partenaires pour qu’ils nous informent dès lors qu’ils ont une affaire en lien avec la France, de manière à travailler de concert, en lien avec les services français idoines. Bien évidemment, ce doit être du gagnant-gagnant. Il y a en Bosnie-Herzégovine une vraie culture du renseignement. Même si les cadres d’action sont historiquement un peu plus rigides et compliqués que chez nous, ce sont de très bons professionnels. Le problème étant toutefois le manque d’échanges et de confiance entre les différentes forces de sécurité intérieure, ce qui complexifie parfois les échanges multilatéraux. C’est une gymnastique à avoir !

Une fois la confiance instaurée, on va pouvoir chercher les domaines qui laissent apparaître un certain déficit et où nous serons en mesure de proposer une formation ou une coopération technique. Nos interlocuteurs sont d’autant plus ouverts à cette coopération que l’expertise française est mondialement reconnue dans de nombreux domaines. Toutefois, compte tenu de la multitude d’offres qui leur sont faites de la part des différents pays et organisations présents ici, il faut viser des niches d’expertise, répondant en priorité aux trois grandes thématiques du plan d’action du SSI, c’est-à-dire la lutte contre le terrorisme et la radicalisation, la lutte contre l’immigration irrégulière et la gestion des flux migratoires, et enfin tout le spectre de la criminalité organisée.

© SSI Bosnie-Herzégovine

Vous avez quelques exemples concrets ?

Il y a une thématique où la France est certainement une référence mondiale et qui intéresse un pays de montagne comme la Bosnie-Herzégovine, c’est le secours en montagne. Problématique également liée à la crise migratoire, puisque les routes migratoires qui traversent le pays passent par les montagnes, avec les accidents inévitables que cela engendre. Nous sommes donc en train de construire une coopération pour les aider à mettre en place un modèle de secours en montagne sur la base de ce que nous connaissons. Une première action a été lancée sur 2021-2022, que nous allons poursuivre. Mais là aussi, la multiplicité des services concernés complexifie la progression, même si le ministère de la sécurité essaie de coordonner le tout.

Nous avons également mis en place, en lien avec le Centre national de formation au renseignement opérationnel (CNRFO), qui a missionné un de ses experts sur place, une formation de recherche en sources ouvertes à destination des analystes du service des étrangers, l’équivalent de la Direction générale des étrangers en France (DGEF). L’objectif est de leur donner les outils qui vont leur permettre de creuser davantage l’environnement numérique des migrants interceptés sur le sol bosniaque et éventuellement de détecter des filières d’immigration ou des réseaux plus complexes ou dangereux. Il faut garder à l’esprit que parmi les migrants se trouvent également des individus plus ou moins bien intentionnés, ce que les autorités locales ont bien intégré. Cette action est encore trop récente pour en constater les effets concrets, mais le retour des autorités bosniennes est déjà plus que positif et elle sera très certainement renouvelée.

Récemment, nous avons également mis en œuvre deux actions avec le concours de la DCPAF, concernant la sûreté aéroportuaire et l’analyse des flux migratoires.

C’est divers et varié, mais c’est le propre de notre travail d’ASI. Nous œuvrons pour le ministère de l’Intérieur, dont nous représentons tous les services, et par le biais de la DCIS, nous pouvons « piocher » dans tout son panel d’expertises en tant que de besoin et en fonction des capacités des services, qui sont, il est vrai, hypersollicités. C’est un travail à 360° !

Plus largement, un de mes points de satisfaction, c’est quand même d’avoir su casser la glace avec certains services, qui désormais reviennent plus spontanément vers le SSI pour échanger des renseignements, solliciter des informations ou faire des demandes de formations au regard d’un besoin spécifique. C’est plus que positif !

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