Christian Ghirlanda : « Il manque en France un Institut supérieur du maintien de l'ordre »

  • Par Pablo Agnan
  • Publié le 05 juillet 2022
Coordination des effectifs pour le maintien de l'ordre, par les gendarmes de l’escadron de gendarmerie mobile (EGM) et les policiers des compagnies d'intervention (CI) de la direction de l'ordre public et de la circulation (DOPC), de la préfecture de police de Paris (PP), lors de la manifestation du 1er mai à Paris.
© Ministère de l'Intérieur/J.ROCHA

Le Maintien de l’ordre (M.O.) est en crise. C’est le postulat posé par le commissaire de police Christian Ghirlanda dans son nouveau livre, « le maintien de l’ordre, arbitre de la paix sociale ». De Louis XIV aux Gilets jaunes, le directeur adjoint des CRS de la zone ouest analyse l’évolution du M.O. à travers les âges et propose des solutions pour qu’il réponde aux attentes de la société du XXIᵉ siècle.

Christian Ghirlanda : ce livre a pour vocation de répondre à la crise actuelle que vit le Maintien de l'ordre (M.O.). Une crise à laquelle chaque responsable du M.O. doit s’intéresser. Et pour bien la comprendre, je propose plusieurs approches : la première est historique ; il s’agit d’une analyse de l'évolution de la contestation de rue, d’abord insurrectionnelle, de la Révolution au milieu du XIXᵉ siècle. Elle évolue ensuite vers une pacification de l’occupation revendicative de la rue et une co-construction entre organisateurs et institutions, dont les forces de l'ordre, jusqu'au milieu des années 2010. Cette évolution se poursuit aujourd’hui, avec un phénomène qui aboutit depuis 2014 à la déconstruction de tous les codes mis en place patiemment et à la crise actuelle du M.O.

La seconde approche est d’ordre sociologique. Je m’intéresse aux rapports entre gouvernés et gouvernants, parce que cette relation modèle le traitement de la contestation de rue. Au fil du temps, elle a évolué et, à travers cette évolution, a émergé un art du maintien de l'ordre. Cet art du maintien de l'ordre s’est, petit à petit, coupé de l'art de la guerre, pour devenir complètement autonome. Cette métamorphose est intimement liée à l’évolution du citoyen, qui s’est transformé, passant du sujet du roi devenu révolutionnaire au citoyen contestataire, pour se muer aujourd’hui en un individu émancipé. Cette dernière mutation est l’une des causes profondes de la crise que traverse le M.O.

Considérez-vous cette bascule, comme vous l’appelez, comme une rupture dans le mode d’action des contestataires, par rapport aux précédentes décennies ? Si oui, quelle est sa genèse ?

C.G. : j’identifie les prémices de cette rupture au mouvement de la Zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes, même si d’autres signes les précèdent. Pour moi, c’est lors de la manifestation du 22 février 2014 à Nantes, que l’on voit apparaître les premiers critères de cette nouvelle forme de contestation que je nomme « manifestation libérale ». Mais il faut comprendre que cette rupture est aussi liée à une évolution du contrat social, lequel s'affaiblit et voit le citoyen s’effacer devant l'individu. On constate actuellement, dans notre société, une demande de reconnaissance des droits de chaque individu, au détriment des devoirs collectifs, des besoins ainsi que des attentes de la collectivité.

Or, le maintien de l’ordre agit comme un régulateur de la vie sociale. Il a pour rôle de permettre le vivre-ensemble, tout en autorisant la revendication. Et cet effacement du citoyen devant l’individu brise les codes et les rituels qu'avait bâtis le maintien de l'ordre français depuis le XIXᵉ siècle. Cette rupture s’explique également parce que la manifestation, dans les démocraties libérales, a évolué, selon quatre critères fondamentaux.

Quels sont-ils ?

C.G. : le premier est l'éclatement des centres de pouvoir. On le constate d'ailleurs lors de la dernière élection législative, à travers la difficulté pour un parti d’obtenir une majorité absolue. La société, actuellement, n'accepte plus que les pouvoirs soient concentrés sur une même personne ou un même organisme. Elle préfère diluer le pouvoir, ce qui pose alors un problème pour le manifestant qui ne sait plus vraiment à qui s'adresser.

Le deuxième élément voit la disparition des leaders qui rassemblaient la contestation et synthétisaient les revendications. Les syndicats ne sont plus maîtres des manifestations. Aujourd’hui, il n’y a plus de représentant accepté, et ça, le mouvement des Gilets jaunes l'a bien montré. Ils n'ont jamais réussi à se trouver des porte-parole qui puissent porter un message commun.

Le troisième critère à prendre en compte est la fragmentation de la revendication. Elle n'est plus unitaire et partagée. Chaque individu porte sa propre revendication et veut qu'elle soit entendue. En fait, l'invisible veut être vu. Auparavant, on se diluait dans une revendication commune. Maintenant, ce n’est plus accepté. Lors des différents actes, chaque Gilet jaune portait sa propre revendication et voulait qu'elle soit entendue.

Et, enfin, le quatrième élément se caractérise par la sanctuarisation de l'individu. La société actuelle n'accepte plus que l’action de manœuvre traite directement l'individu en maintien de l'ordre, en l’impactant. Ce changement va avoir des conséquences sur l'évolution des techniques et des manœuvres, puisque cette sacralisation nouvelle de la personne oblige à ne plus la contraindre trop fortement, ni à l’impacter par la manœuvre. C'est notamment l’objet du débat sur les lanceurs de balles de défense.

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Ces quatre critères éclairent sur la rupture actuelle du mode de contestation. Celle-ci a bousculé puis bouleversé tous les codes, tous les rituels du maintien de l'ordre patiemment élaborés depuis la fin du XIXᵉ siècle.

Il a donc fallu, dans l'urgence, prendre des mesures et trouver des solutions. Je les détaille dans mon ouvrage, tout en identifiant celles qui ont donné des résultats plus ou moins efficaces et celles qui n’ont pas fonctionné. Face à ces mutations, et particulièrement celle en cours de notre société, je termine ce livre par une réflexion sur les adaptations pertinentes qui permettront au maintien de l’ordre du XXᵉ siècle de se transformer en celui du XXIᵉ siècle, tant attendu par nos démocraties libérales.

Quel est votre constat personnel sur l’état actuel du maintien de l’ordre français ?

C.G. : il demeure pertinent et efficace, mais il présente un handicap majeur : il n'est pas homogène sur tout le territoire. Actuellement, il est tributaire de l’expérience du responsable territorial de l’ordre public et du directeur du service d’ordre local. De fait, il n'est pas facilement lisible par les observateurs extérieurs. Une partie de la crise actuelle est liée à ce manque de clarté et à ce manque de compréhension de ce que veulent faire les autorités quand elles gèrent un événement d'ordre public.

Mais il y a tout de même une note positive : les principes fondamentaux du maintien de l’ordre français sont toujours d’actualité, quand bien même ils ont été pensés par les révolutionnaires. Ils sont toujours efficaces et pertinents. Pour rappel, il s’agit de la subordination de la force publique à l’autorité civile, la nécessité de communications, donc les fameuses sommations, la nécessité absolue de l’usage de la force, qui induit notamment le concept du maintien à distance, la proportionnalité et la gradation.

Quelles sont vosrecommandations pour le faire évoluer ?

C.G. : je pense qu'il y a trois éléments importants. Le premier consiste à ne plus traiter l'individu, puisqu'il est sanctuarisé, mais à traiter son environnement. Cela veut dire qu'en termes de manœuvre, il faut trouver des solutions pour rendre cet environnement fatigant, énergivore pour celui qui manifeste violemment, de façon à ce qu'il renonce à la violence. Ce qui demande, de la part des chefs du maintien de l'ordre, de nouvelles réflexions en termes de manœuvres tactiques, voire de conception opérative.

Le deuxième élément est plus stratégique, plus politique. Je vous l'ai dit, chaque individu veut voir sa revendication entendue. Cela veut dire que nos gouvernants, dans la négociation sur le fond du conflit social, doivent prendre des mesures pour que chacun puisse porter son message et ait le sentiment que son message est entendu. Il s’agit ici d’un volet purement stratégique et politique, mais politique au sens de l’administration de l’État.

« Il faut que l'on crée ce que j'aime à appeler la grammaire du maintien de l'ordre. »

Et enfin, le troisième point, et pour moi le plus important, c’est le manque d'homogénéité dans la réponse de l’État. Pourquoi ? Parce qu'il manque en France un Institut supérieur du maintien de l'ordre. Il aurait pour vocation d'assurer un partage des fondamentaux dans la gestion d'événements d’ordre public, entre les cadres supérieurs, c’est-à-dire les préfets, les commissaires de police et les officiers supérieurs de gendarmerie. Il faut que l'on crée ce que j'aime à appeler la grammaire du maintien de l'ordre. Actuellement, elle n'existe pas.

Vous parlez d’un centre de formation commun à la police et à la gendarmerie ?

C.G. : non, pas uniquement à la police et à la gendarmerie, mais aux Préfets aussi, et dans une logique bien particulière ! Il n’est pas question d’uniformiser les cultures de pratique, chacun a ses savoir-faire et tous sont utiles. Je défends ardemment les spécificités de chaque corps. La police et la gendarmerie disposent de savoir-faire particuliers en maintien de l’ordre. Chacune doit garder sa culture, c’est très important, car cela permet une adaptation fine aux réalités locales de terrain. Ce qu’il faut partager, ce sont les savoirs théoriques et conceptuels. Synthétiquement, comment on analyse, on qualifie, on comprend un événement d’ordre public et quelles sont les grandes lignes conceptuelles des dispositifs que l’on va mettre en place. Le dispositif y gagnera en clarté, en lisibilité et en compréhension pour tous les observateurs ou les participants.

D’où la création de cet institut, qui est pour moi une nécessité absolue, voire urgente. Il permettra de rendre le maintien de l’ordre lisible, homogène sur tout le territoire et compréhensible par tous les observateurs, journalistes, universitaires et public, avec pour effet collatéral d’améliorer la communication institutionnelle en matière de maintien de l’ordre, qui connaît de grandes difficultés.

La communication avec les observateurs extérieurs ou entre les différents acteurs du M.O. ?

C.G. : je vais vous donner un exemple concret. Si nous nous intéressons à la gestion d’un événement de voie publique tel qu’une rencontre sportive ou un spectacle culturel, la problématique principale relève de la gestion des flux. Le but de la manœuvre d’ordre public est alors d’assurer la fluidité. Le risque principal est la concentration de personnes et l’arrêt des flux. Donc, notre dispositif doit être organisé en fonction de ces critères. L’objectif stratégique du service sera pensé en conséquence. La typologie des policiers et des gendarmes engagés sera calibrée au regard des objectifs majeurs qui en découlent : visibilité des forces, rapidité d’intervention et polyvalence des policiers et des gendarmes. Apparaît alors clairement que la majorité du dispositif doit être conçu autour de policiers ou de militaires de l’arme généralistes. L’engagement des unités de forces mobiles ne relève alors que d’un volet limité du schéma opératif qui constitue le dispositif. Il en sera différemment si l’événement à traiter relève d’une manifestation revendicative.

« Il ne faut surtout pas vouloir imposer un modèle de manœuvre plus qu’un autre. »

Ce n’est qu’ensuite, en fonction de la réalité du terrain et des cultures des unités engagées, que l’on adaptera la tactique. Ce qui doit être partagé au sein de cet institut, ce sont les savoirs fondamentaux d’analyse et de compréhension, qui définissent les lignes dominantes de la gestion de l’événement. Il ne faut surtout pas vouloir imposer un modèle de manœuvre plus qu’un autre. Chaque modèle a ses valeurs et ses vertus, qui offrent alors aux responsables de l’ordre public et aux directeurs des services d’ordre une large palette de modes d’action, adaptables et souples, pour répondre finement aux besoins d’ordre public.

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Au final, l’objet du livre est de balayer toutes ces problématiques, en partant de la crise actuelle que connaît le maintien de l’ordre, en comprenant comment a évolué la contestation de rue, comment est né et a émergé l’art du maintien de l’ordre moderne, comment il a gagné son autonomie et quelles sont maintenant les perspectives à développer pour qu’il réponde aux attentes de la société du XXIᵉ siècle.

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